Objectif Transmission

Projet de traduction en français des textes fondateurs de la tradition juive

Introduction au Midrash Rabba sur Ruth 

On trouvera dans ce volume, la traduction française du Midrash Rabba sur Ruth, appelé aussi Ruth Rabba. Cet ouvrage, malgré l'importance de son contenu, n'avait jamais été traduit en français. Il s'agit là du premier volume d'une collection visant à fournir aux lecteurs francophones les midrashim relatifs aux "cinq rouleaux" (Ruth, Esther, le Cantique des Cantique, les Lamentations et L’Ecclésiaste).

 Le but de cette introduction est de mettre l'accent sur le midrash en tant que genre littéraire.

Force est de constater que le midrash est, aujourd'hui encore, mal connu du grand public. Si le terme de “midrash” ne pose pas de problème (il signifie chercher, fouiller), nous ne disposons pas, en revanche, d'une définition reconnue et acceptée par tous, du genre littéraire lui-même. Le midrash est une des grandes branches de la littérature juive classique, la plus connue étant le Talmud. S'il est facile de définir le Talmud par son caractère essentiellement juridique, la branche midrashique est plus difficile à caractériser.

Ruth Rabba se présente comme un commentaire "suivi" du livre biblique de Ruth. Il prend un verset du rouleau de Ruth et le fait suivre de considérations extrêmement variables, avant de passer au verset suivant.

Quelle est la nature de ce commentaire ? S'agit-il d'expliquer le livre biblique de Ruth au lecteur ? Si c'est le cas, la méthode du midrash semble bien paradoxale. En effet, le midrash apparaît plutôt, de prime abord, comme un ensemble d'associations libres sans lien consistant entre elles. C'est là l'un des "reproches" fait le plus souvent au midrash : il semble “passer du coq à l'âne”, si bien qu'après quelques lignes le lecteur ne sait plus du tout où il en est. Par ailleurs le midrash présente, comme également recevables, deux opinions contradictoires des intervenants (les Sages, les Docteurs du midrash). Dans le Talmud, cet écart se trouvait bien souvent refermé par la fixation, in fine, d'un consensus sur la règle juridique.

Il existe bien d'autres aspects du midrash qui expliquent sa réputation d’étrangeté. De fait, au sein même du Judaïsme, les textes midrashiques sont bien moins connus et étudiés que le Talmud. En dehors du Judaïsme, les éléments qui rendent difficiles l'accès à ces textes sont nombreux. La raison principale de cette méconnaissance est d'abord, nous l'avons déjà dit, le manque de traduction en français. À notre connaissance, seule une partie de Genèse Rabba est traduite à ce jour. Il est vrai que la littérature midrashique est malaisée à traduire. D'abord du fait de la langue. Cette langue midrashique est bien souvent un mélange d'hébreu biblique, d'hébreu tardif, et parfois, de divers niveaux d'araméen. Cet hébreu tardif est lui-même truffé de mots empruntés au grec ou au latin, et translitérés de manière fantaisiste.

Autre difficulté de lecture et de traduction : la double entente (tarte mashma’). 

Le midrash semble fonctionner en permanence sous le régime de la double entente. En voici quelques exemples :

 Josué épousa Rahab, dit un passage midrashique. Il faut comprendre qu’il la convertit. Dans la langue du midrash, un chien peut désigner un païen, non pas comme certains pourraient le croire, du fait d’un goût particulier pour l’invective, mais à cause de signes un peu trop visibles d’incirconcision. Il ne s’agit donc pas de métaphores, puisque la comparaison est parfaitement motivée, mais d’un véritable code, qu’il importe de connaître. Encore ce code n’a-t-il rien d’automatique. Il dépend du contexte. Ainsi, un impotent ou un paralytique peuvent aussi désigner un païen, à cause du manque de halakha (qui signifie à la fois “loi”, “conduite”, “marche”). La circoncision elle-même, peut être désignée par une redevance quelconque, un impôt, ou un droit de douane. Le pain ou la nourriture signifient la Loi ou la parole de Dieu. De même que le vin. Matin, lumière, aube ou soleil peuvent signifier : messie. Prostitution signifie idolâtrie.

En un mot, il convient, lorsqu’on lit un midrash, de se tenir sans cesse sur ses gardes. Et d’éviter de penser qu’on a immédiatement compris le sens d’un passage. À cela s’ajoutent les effets liés au qéri-kétib (le mot hébreu n’est pas lu comme il est écrit) et au al tiqra (ne lis pas ceci, mais cela). Cette accumulation de procédés donne l’impression que la place accordée aux jeux sur les mots est, dans le midrash, excessive. De ce fait, une lecture rapide et superficielle du midrash, laisse souvent l'impression qu’il manque parfois du “sérieux” que l’on pense être en droit d’attendre de textes “religieux”.

 Malgré ces difficultés, le lecteur se rendra compte par lui-même de l’intérêt de ces textes. Nous présentons maintenant quelques itinéraires qu’il est possible d’effectuer dans la lecture de Ruth Rabba. Il s’agit simplement de quelques exemples. Comme tout midrash, Ruth Rabba est justiciable d’une lecture infinie.

 • Quelques parcours dans Ruth Rabba

Le contenu du livre biblique de Ruth tient en quelques mots : à la suite d'une famine, une famille judéenne doit s'exiler au pays de Moab. La dernière survivante de cette famille, Noémi, revient en Judée, où elle trouve un parent qui lui permet de racheter son bien et qui épouse Ruth, sa bru, qui avait souhaité rentrer avec elle.

Rien ne justifie jusqu’ici, l'entrée d’un tel livre dans le canon biblique.

 Autant ce contenu semble limité, autant celui de Ruth Rabba apparaît pléthorique. Au point qu'on peut se demander si le rapport réel que le midrash sur Ruth entretient avec le livre biblique du même nom, n’est pas quelque peu forcé. Ruth Rabba traite en effet d'un grand nombre de sujets, et ceux-ci s'enchaînent à un rythme étourdissant. Il nous faut nous arrêter un instant sur ce point.

 • Lire le midrash.

La difficulté, quand on lit la littérature midrashique, tient à la manière dont les idées s’enchaînent. Le lien qui permet de passer d'un sujet à un autre n’est jamais explicité. C’est au lecteur de le dégager. Comme, de plus, l’hébreu est une langue compacte et elliptique, les idées se suivent à un rythme vertigineux, et cela rend notre lecture plus difficile encore. Après seulement quelques lignes, on a l’impression d'avoir abordé dix sujets sans rapport entre eux. On est comme en présence d’associations libres. Il suffit parfois d'un chaînon manquant pour que toute une chaîne associative soit rompue. On ne sait plus bien, alors, d’où l’on est parti, où l'on est vraiment, ni pourquoi on en est là.

Prenons un exemple qui nous fera entrer de plain pied dans notre texte.

Dés le début du premier chapitre de Ruth Rabba, ce sont six sujets différents qui nous sont proposés : on nous parle d'abord des Juges, puis de l’idolâtrie, puis de Samson, ensuite du prix des denrées sur le marché, puis du fait de quitter la terre d’Israël, enfin de l’usage de faux en matière de poids et mesures… Quelle est la cohérence de cet enchaînement d’idées ? 

Le livre biblique Ruth, semble relater des faits historiques : 

Au temps où gouvernaient les Juges, une famine survint dans le pays

En réalité, le midrash n'a que faire de l'histoire. S’il situe l’action à l'époque des Juges, c’est que c’est une époque sans loi, sans Tora. C’est là un raisonnement typique du midrash : le mot Tora (loi) ne figure pas dans le livre des Juges. De plus, il est dit qu'à cette époque chacun faisait ce qu'il jugeait bon de faire. On en déduit que c'est une époque sans Tora. Corollaire : la parole de Dieu était rare. On a là une illustration du principe midrashique mida keneged mida : Dieu agit “mesure pour mesure”. Le peuple se détourne de lui, il se détourne de son peuple.

 Le midrash figure invariablement ce manque de loi par une famine. La famine représente à la fois l’absence de loi, et sa contrepartie : les conséquences de cet état de fait, les conséquences économiques et sociales de l’anomie. L’absence de loi semble propager ses effets comme une épidémie. Elle finit par toucher la sphère de la production, et on aboutit à une famine véritable, et non plus métaphorique. Le désordre vient d’en haut, il se propage aux infrastructures et devient ainsi réel. C’est un mouvement du sommet vers le bas. En somme, pour notre midrash, le livre des Juges pourrait être résumé par ce verset :

 En ce temps-là il n'y avait pas de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui plaisait. (Jg 17, 6)

En hébreu, cette phrase se dit : chacun faisait ce qu’il pensait être droit à ses yeux.

Comment l’anarchie se propage-t-elle ? On a vu qu’elle part du sommet. Le premier chapitre de Ruth Rabba insiste donc sur le rôle des dirigeants. En l'occurrence, ces dirigeants sont les Juges, puisque nous ne sommes pas encore à l'époque du Royaume. L'idée est simple : si ceux qui guident le peuple fautent, le peuple est condamné à errer. Selon notre midrash, ce sont les chefs, et notamment les Juges, qui ont fauté.

 L’exemple de Samson en 1,2 est, à cet égard, significatif : Samson a suivi la loi de son désir (en hébreu : de ses yeux). Il sera donc puni par ses yeux. Le midrash va en tirer les conclusions suivantes : il faut substituer au désir des yeux, le désir de la Loi, et substituer aux yeux du désir, les yeux de la loi. En 4,8 ces “yeux de la loi” seront identifiés au Sanhedrin. Tout au long de Ruth Rabba, on retrouvera en filigrane cette dialectique du désir et de la Loi.

Ce thème des yeux intervient ensuite pour illustrer la difficulté de juger. Être impartial, c’est ne pas se fier à ses yeux. C’est pourquoi la justice est représentée les yeux bandés. Car “regarder” le justiciable, c’est faire acception des personnes, et non juger selon la stricte équité. Avoir égard au rang des justiciables, c’est donc fausser la justice. C’est fausser la balance de la justice, d’où le lien métaphorique avec les poids truqués, qui faussent la balance des commerçants.

 De la balance du juge, nous sommes passés à la balance du commerçant. Mouvement descendant. Voilà pourquoi nous sommes conduits à l'idée du fonctionnement du marché. De même que l’on peut fausser la balance du commerce, on peut fausser l’équilibre du marché. Cet équilibre peut être aisément faussé, par la spéculation ou la rétention de l’offre, notamment. Le midrash ne croit donc pas à une main invisible, et encore moins divine, qui établirait par miracle l’équilibre sur le marché. C’est pourquoi notre premier chapitre parle, à un moment, de l’effondrement des cours des fruits, ou de la hausse des prix.

Une hausse des prix peut en effet être due à une pénurie objective, mais aussi à une rétention volontaire de l’offre. Elimelek, selon le midrash, aurait fui pour ne pas partager ses richesses. L’exil est ainsi cause et conséquence de l’égoïsme des grands acteurs de la vie sociale et économique. Les phénomènes économiques sont donc auto entretenus. On part pour ne pas partager, mais, ce faisant, on provoque la pénurie et l’inflation qui poussent les autres à l’exil. D’où, à nouveau, l’importance des chefs.

 • Première approche.

 Au-delà de ces chaînes associatives, existe-t-il un “message”, comme nous disons aujourd'hui, propre à Ruth Rabba ? Existe-t-il un thème propre à ce midrash, ou bien cet ouvrage est-il une simple succession de chaînes associatives ? Dans une première approche, on peut, si l’on veut, dire que Ruth Rabba délivre un message de fond, éclaté en plusieurs fragments. Voici ce message : même au comble du désespoir, Dieu peut sauver celui qui se repent. Et voici quelques fragments dans lesquels le message est délivré : le reste du clan d'Elimelek peut rentrer d'Exil, Ruth peut se laver de son idolâtrie, Noémi peut retrouver son bien, et avoir une descendance, Elisha peut se repentir jusqu'au dernier instant…

Mais n’est-ce pas là une idée qui court dans l’ensemble des midrashim, et qui n’aurait donc rien de spécifique à Ruth Rabba ? On pourrait tout aussi bien dire que Ruth Rabba nous parle du destin d’Israël et de celui des Nations. Le destin d'Israël dépend de ses dirigeants, et de l'attitude des dirigeants face au peuple. Les dirigeants ne doivent pas être arrogants, etc.

Mais ne pourrait-on pas dire aussi que Ruth Rabba traite de la conversion des païens ? Ruth Rabba traite, il est vrai, de l'admission des gerim, des étrangers, dans le Judaïsme. Cette admission dépend des règles de la Tora. Les prosélytes sont acceptés dans la mesure où la Loi le permet, et à condition qu'ils acceptent totalement ses règles. Ces prosélytes deviennent alors égaux aux Juifs et Dieu les apprécie tout particulièrement, etc.

 De quoi nous parle donc, vraiment, Ruth Rabba ? Pour répondre à cette question, écoutons les préoccupations du midrash.

• Un discours multiple.

Dans le Zohar sur Ruth, un Docteur fait cette proposition : si le but du livre de Ruth est simplement de me fournir des informations sur les origines de David, pourquoi ne pas réduire ce livre à ses cinq derniers versets.

Voici la postérité de Pérèç : Pérèç engendra Heçrôn, etc.

Et d'ajouter : qu'ai-je besoin du reste ? Cette proposition impertinente a pour effet d'attirer notre attention sur cette question : pourquoi cette touchante idylle entre un riche personnage et une pauvre veuve étrangère, a-t-elle été admise dans le Canon biblique, alors que le Livre d’Ezéchiel, ou les Proverbes, ont failli ne pas y entrer ? Certes, on se doute un peu que cette histoire d’amour, voire de désir, n’est que la surface du texte, et qu’il y a de la double entente dans l’air. Mais quel est alors le double sens de ce mariage romanesque ?

Pour le savoir, il nous faut parcourir les différents textes midrashiques qui portent sur la megila (le rouleau) de Ruth. Or ces textes révèlent des préoccupations (et des divergences) sur des sujets d'un tout autre ordre. Les idées qui inspirent les commentaires sont des questions lourdes : unions illicites, idolâtrie, lévirat, conversion, fixation de la Loi, évolution de la halakha. On est loin de la romance. Le livre de Ruth nous "parle" donc simultanément sur plusieurs plans différents.

• Le rouleau de Ruth traite du don de la Tora. Pourtant le texte de Ruth n'en parle pas. Mais la tradition juive a lié ce livre à la fête de shavu'ot, qui est celle de la donation de la Loi. Le Zohar sur Ruth est plus direct : "ce rouleau fait allusion à la Tora écrite, à la Tora orale et au monde à venir".

 • Le rouleau de Ruth traite de la teshuva, (du "retour", du repentir) repentir qui concerne Juifs et païens. Le texte ne traite pas directement de ce thème, mais c'est ce qu'on “entend” à la lecture de ce rouleau : le premier chapitre du livre fait entendre douze fois le mot "lashuv" (revenir, se repentir)

 • Le rouleau de Ruth traite des rapports entre Juifs et païens : Ruth et Noémi sont "maintenant" si proches, qu'elles sont indiscernables. Le fils de Ruth est dit être celui de Noémi. Ruth est de Moab, c’est-à-dire phonétiquement "issue du père”. Juifs et païens sont les enfants d'un même Père.

 • Le rouleau de Ruth traite de la loi du Lévirat, une loi bien étrange. Que signifie cette loi et sa présence dans le livre de Ruth ?

 • Le rouleau de Ruth traite du Hessed, de la générosité, comme l'a bien vu Victor Hugo (sa gerbe n'était pas avare...). Il s'agit de la générosité et de l'ouverture des Juifs vis-à-vis des autres peuples. Ruth serait l'anti-Esdras, texte qui prônait la répudiation des épouses non-juives, et qui témoignait d'un mouvement de repli du Judaïsme sur lui-même. Mais le mot Hessed signifie aussi bien bonté, amour, que “dépasser la mesure”, “être excessif”.

 • Le rouleau de Ruth traite de la rédemption, sous couvert du rachat du champ de Noémi. Le livre contient 23 fois les mots "goel, geula" (délivrance, rachat, rédemption).

Développons chacun des ces points :

• Ruth, une femme d'exception.

 Ruth est une Moabite, et pourtant, elle est admise dans la communauté d'Israël. La tradition rabbinique ne pouvait pas ignorer les lois qui interdisent la conversion des Moabites.

L'Ammonite et le Moabite ne seront pas admis à l'assemblée de Yahvé ; même leurs descendants à la dixième génération ne seront pas admis à l'assemblée de Yahvé, et cela à jamais (Dt 23, 4  Ne 13, 1)

Comment concilier l'histoire de Ruth avec ces lois ? En effet, seule la venue du messie, pourrait expliquer éventuellement l'abrogation de ces lois et expliquer l'entrée des païens. Le midrash réagit globalement d'une manière curieuse. Certains textes commencent par dire que Ruth s'était déjà convertie au moment de son premier mariage. Cette position est intenable : la déclaration de Ruth à Noémi (ton peuple sera mon peuple…) qui fait toute la beauté du livre, n'aurait plus de sens. Le midrash se replie alors sur une nouvelle position : au moment même de la réunion de Boaz avec le premier goel, un décret du Sanhedrin venait de promulguer une exception (heter) autorisant la conversion des femmes moabites (Yebamot 8, 3). Le Sanhédrin à l’époque des Juges ? Le midrash, prend le risque de paraître de mauvaise foi, pour attirer l’attention du lecteur et provoquer sa réflexion.

On comprend que, grâce au mérite de Ruth, la halakha a été modifiée. En un mot, on admet que Ruth, par son mérite, a forcé la porte et qu'on a modifié la Loi pour elle. Dans ce cas, l’histoire de Ruth devrait se terminer ici. Boaz peut épouser Ruth et racheter le champ de Noémi. Fin de l’histoire. Or ce n’est pas le cas. Les choses se compliquent avec l’introduction des idées de rachat et de lévirat. Ici, le midrash n'est pas unanime. C'est que le rouleau de Ruth apporte un élément nouveau : le rachat y est lié au lévirat.

Le rachat est une loi de réversibilité économique. Ruiné, j’ai dû vendre ma terre pour pouvoir subsister, mais je pourrai la racheter au prochain Jubilé. L’aliénation économique n’est pas définitive. Le Lévirat est, en revanche, un commandement qui vise un aspect plus obscur : la relève du “nom du mort”. Cette disposition implique elle aussi un rachat des biens du défunt, pour les remettre plus tard au fils issu du mariage léviratique, mais elle court-circuite l’attente du Jubilé. Le lévirat est une loi d’urgence, relativement au temps. Boaz affirme que rachat des biens, et prise en charge de la veuve, sont liés (Rt 4,5). La confusion entre rachat et lévirat est d'ailleurs présente aussi chez Ruth, dans sa demande à Boaz, et chez le premier goel (Rt 3, 9). Le Targum de Ruth et le Zohar sur Ruth, ont une position claire : le mariage entre Ruth et Boaz est un lévirat. Il est donc urgent. La tradition rabbinique majoritaire et le Talmud, ont une position contraire : ce mariage n'est pas un lévirat, il est contingent, Boaz a simplement usé de charité avec une pauvre veuve. Boaz est un simple goel, non un lévir. Il n’y a pas d’urgence. 

• Convertir les païens, c’est-à-dire les sauver.

L’affection de Ruth pour sa belle-mère, ainsi que l'idylle avec Boaz, ne seraient pas le véritable objet de la megila de Ruth. Le cœur de l’ouvrage serait la transaction entre Boaz et le goel anonyme, puisque c’est sur ce sujet que le midrash se divise. Le problème ne serait pas d’épouser, mais de convertir pour sauver. Le soi-disant mariage n’est là, par double entente, que pour évoquer la conversion et l’entrée dans la communauté d’Israël (lehikaness en hébreu tardif a le sens d’entrer, de se marier et de se convertir). Le païen doit être sauvé. C'est une question de vie ou de mort. Le païen est d'ailleurs, d'une certaine manière, déjà mort. Il est stérile, il n'a pas d'avenir (comme Sarra dans le livre de Tobie, ou Tamar). Selon Ruth Rabba, Ruth n’a pas d’organes de reproduction féminins.

 Il faut néanmoins sauver les païens. Sans quoi il y aurait en quelque sorte non-assistance à personne en danger. Il ne peut être sauvé que par son proche parent (qarov) monothéiste, détenteur de la Tora. Le qarov du païen est donc le Juif. Il est son goel naturel. Mais au moment où il apprend qu'il devra sauver une Moabite, un premier goel se récuse. La loi l'empêche, pense-t-il, de sauver le païen. Un autre goel (Boaz) se présente et se substitue à lui. Pour Boaz, le Juif est non seulement le goel du païen, mais son lévir. Il en a la force (bo-az = la force est en lui). Le nouveau goel-lévir prend la place du précédent, au nom d'une autre interprétation de la Loi. Ou d’une autre loi, la loi orale. C'est ce nouveau goel qui “engendre”, ou "fait venir" le messie. On aurait ici un plaidoyer pour l'entrée des païens dans l'Alliance. Le premier goel, qui craint l'union illicite, et le mélange qui pourrait altérer sa descendance, ne laissera pas d’autre nom dans l'histoire d'Israël, que celui de “quidam”. Le Zohar sur Ruth interprète les mots peloni almoni (le "quidam", le premier goel pressenti) comme "veuf et seul". Israël doit donc son avenir et son salut, à sa force, à sa capacité d'intégrer l'étranger, à devenir religion universelle.

• L'hésitation du premier goel.

La position du premier goel, celle du quidam anonyme, est simple : d'accord pour le rachat du champ de Noémi (afin qu'elle puisse payer ses dettes), c'est un acte charitable envers une pauvre veuve, mais qui n'est pas bien pénalisant pour le goel. Mais pas d'accord pour le lévirat, qui implique d'épouser la veuve du fils de Noémi. Selon Ruth Rabba, ce goel craint de mourir, car il pense que les “anciens” (à commencer par les fils de Noémi) sont morts pour avoir épousé des femmes Moabites. Il pense donc que la loi est immuable. Qu’elle est valable jusqu’à la fin des temps. Il méconnaît la loi orale qui permet précisément de vectoriser la loi, d’être un pont entre ce monde et le monde à venir.

Il y a ici un parallèle de situation entre Ruth et Tamar, quant à la confiance de “Juda” (ou des Juifs), envers l’étranger. Juda, fils de Jacob et de Léa, a trois fils : Er, Onân et Shéla. Er, l'aîné, épouse Tamar, mais meurt rapidement sans descendance.

Juda demande à Onân d'épouser Tamar, selon la loi du lévirat. Onân ne veut pas que son frère mort ait, par ses soins, un héritier. Il refuse une "naHala" (une postérité, un héritage) à Tamar, sa belle-sœur. Il est puni de mort. Méfiant, Juda craint que son troisième fils, Shéla, ne meure aussi à la suite de son mariage avec Tamar (même situation dans Tobie avec Sarra qui risque de rester stérile, car ses maris meurent tous, lors de la nuit de noces). Il ne tient pas sa promesse de lui donner ce fils, en vertu des lois du lévirat.

 Par manque de courage, Juda et ses fils manquent de confiance envers Tamar. Elle en est réduite à se prostituer (lire : rester dans l'idolâtrie), pour pouvoir avoir une descendance. Juda le reconnaît : tu es plus juste que moi. Tamar, comme Ruth, passe en force. Elle oblige Juda à assumer les contradictions de sa propre loi. Cette loi les condamne comme idolâtres mais les empêche de se convertir. Toutes ces femmes doivent faire preuve de courage pour s’opposer à la Loi qui empêche leur entrée. C’est pourquoi le midrash reconnaît leur vaillance. Ruth, selon 7, 2 “ceignit ses reins comme un homme”. Boaz lui parle comme à un homme. Le thème de la générosité et de la confiance en l’avenir, serait donc au centre du livre de Ruth. D'après le midrash, ce n'est pas par crainte de la famine que la famille d'Elimelek quitte Bethléem : c'est en effet la famille la plus riche de la ville, mais c'est pour éviter de devoir partager ses biens avec les victimes du fléau, qu'elle choisit de s'expatrier. Par double entente, il faut comprendre que les Juifs ne veulent pas partager la loi. Les Juifs peuvent donc manquer de générosité. Et les païens peuvent se montrer bienveillants.

Que Yahvé use de bienveillance envers vous, comme vous en avez usé envers ceux qui sont morts" (Rt 1, 8)

 dit Noémi à ses belles-filles, Ruth et Orpa. Le thème de la bienveillance envers les morts apparaît aussi dans Tobie. Mais ces “morts” sont les païens ou même les Juifs de l’Exil. L’Exil étant, pour le midrash, lié à l’idolâtrie, il y a indifférenciation potentielle entre les deux catégories.

• Le livre de Ruth fait entendre douze fois le mot "leket" (récolte), qui est le terme utilisé notamment dans les passages relatifs à la récolte de la manne, et dans ceux traitant des lois sur le glanage des étrangers ; le mot assone avec malkut, le Royaume.

 • Boaz compare Ruth à Abraham (Rt 2, 11). Mais Abraham a moins de mérite que Ruth, car c’est Dieu qui lui enjoint de faire mouvement ”lekh-lekha” ; alors que Ruth, décide de son propre chef d’entrer, malgré les mises en garde de Noémi et les circonstances difficiles.

• Le livre de Ruth peut être lu comme un plaidoyer pour la sincérité des païens et leur droit à entrer dans l’Alliance. Cela se traduit dans le vocabulaire utilisé. En réponse aux tentatives de Noémi de la décourager, Ruth répond en utilisant le verbe pg’ (Rt 1, 16) qui a le sens très fort d’attaquer, de blesser. De même, Boaz demande à ce qu’on ne moleste pas (ng’) Ruth (Rt 2, 16). ng’ connote aussi la lèpre et donc l’isolement. C’est dire que leur refuser l’accès au judaïsme équivaut, pour le midrash, à les abandonner à la mort. On aurait donc une équivalence entre conversion et résurrection et son corollaire : ne pas se convertir = ne pas ressusciter = mourir.

• Convergence.

 Le livre de Tobie se présente, tout comme le livre de Ruth, comme un petit roman familial. Nous sommes confrontés à un dédoublement du personnage central : Tobit et Sarra se lamentaient, chacun de son côté. Au comble de leur malheur, ces deux personnages sont sauvés et rapprochés, réunis l'un à l'autre par le mariage de leurs enfants. Le livre de Ruth serait un autre cas de ce type de convergence. Ruth et Noémi tendent l’une vers l’autre. On peut tenter une métaphore optique : deux objets distincts, se rapprochent l'un de l'autre, par exemple sous l'effet d'une lentille, et finalement, les deux objets, ou personnages, n'en font plus qu'un. Question de point de vue.

• L'eschatologie comme prisme.

Dans les récits à visée eschatologique, comme le livre de Ruth, nous sommes à la fin des temps, dans un contexte de passage à la limite. Certains personnages "tendent" les uns vers les autres. Ruth et Noémi paraissent deux héroïnes distinctes, l'une est juive l'autre est païenne, mais au fond, elles sont structurellement identiques. Les deux femmes sont des veuves, menacées par la famine, la stérilité, la déchéance et le désespoir. Les deux personnages tentent un retour, une teshuva. L'une est préoccupée par le rachat de son bien, la tentative de retrouver son rang ; l'autre, par sa sortie hors du paganisme.

• Noémi demande un fils.

Malgré son âge et son statut, Noémi demande un fils. Elle ne le demande pas de manière directe. Mais sa demande transparaît lorsqu'elle se laisse aller à déclarer, dans une sorte de dénégation :

Je suis bien trop vieille pour me marier ! Et quand bien même je dirais : Il y a encore pour moi de l'espoir, cette nuit même je vais appartenir à mon mari et j'aurai des fils", attendriez-vous qu'ils soient devenus grands ?

 Pourtant, à la fin du livre de Ruth, le chœur des femmes affirme qu'un fils est né à Noémi. Le fils, (ou le salut) de Ruth est devenu celui de Noémi. La convergence s'effectue bien à la fin. Avant que cette convergence ne s'effectue, nous avons une femme, Noémi, pleine d'amertume, qui demande à ce qu'on l'appelle Mara. Elle représente Israël. C'est Israël révolté (bet meri) et puni par l'exil, repenti et pardonné selon les prophéties, mais décimé et épuisé au retour de cet exil. Il est vidé de sa force vitale. Il a perdu sa force parmi les nations, mais Il a aussi transmis, durant ces années d'exil, sa force aux nations. Ce peuple exténué a-t-il un avenir ? Noémi (comme Sara, âgée) peut-elle encore avoir un fils ?

 • Qui est Boaz ?

Boaz, qui est présenté comme le bon rédempteur, serait la figure de Dieu. Il a le pouvoir de racheter la terre de Noémi (d'Israël) car il est l'acheteur en dernier ressort. Noémi, nous dit-on, cherche à vendre son champ, elle cherche en fait à sauver son patrimoine, comme le prévoient les lois du Lévitique, en se donnant la possibilité d'un droit de rachat. Elle est certes ruinée, et son champ aliéné, mais l'aliénation n'est jamais définitive. Au moment du Jubilé, celui qui a aliéné son bien, peut le racheter. Par passage à la limite, la fin des temps est aussi un Jubilé. Le Jubilé est un marqueur de la fin des temps, dont il permet de parler.

 Lv 25, 23 La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes. 25, 24 - Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds. 25, 25 - Si ton frère tombe dans la gêne et doit vendre de son patrimoine, son plus proche parent viendra chez lui exercer ses droits familiaux sur ce que vend son frère. 25, 26 - Celui qui n'a personne pour exercer ce droit pourra, lorsqu'il aura trouvé de quoi faire le rachat, 25, 27 - calculer les années que devrait durer l'aliénation, restituer à l'acheteur le montant pour le temps encore à courir, et rentrer dans son patrimoine. 25, 28 - S'il ne trouve pas de quoi opérer cette restitution, le fonds vendu restera à l'acquéreur jusqu'à l'année jubilaire. C'est au jubilé que celui-ci en sortira pour rentrer dans son propre patrimoine.

Boaz a aussi le pouvoir de nourrir Ruth la païenne, c’est-à-dire, en vertu de la métaphore abrahamique, de la convertir (donner la nourriture = donner la Loi = convertir). Lorsque Ruth raconte qu'elle a glané dans le champ de Boaz, Noémi lui dit que cet homme est "qarov lanu". “Proche” est ici un marqueur temporel de l'eschatologie. Dieu ne va pas tarder à se manifester. Le midrash insiste sur l’idée que Dieu est “proche” de son peuple. Noémi parle certes de Boaz comme d'un homme, "ish", mais ish désigne aussi un seigneur ; et Dieu est défini en Ex 15, 3 comme "ish milHama", un homme de guerre. Ici Boaz est ish gibor Hayil, un brave, un guerrier, expression proche. Ce n’est pas une simple hypothèse, on trouve souvent dans le midrash ce type de séquence :

"Si un homme. . ", cette expression désigne le Saint béni soit-Il, ainsi qu'il est écrit : "Le Seigneur est un homme de guerre" (Ex. 15, 3)

 Il est "migoalenu", non pas : l'un de ceux qui doit nous racheter, mais mi-goalenu : celui qui nous sauvera.

 • Urgences.

Le livre de Ruth est marqué par l'urgence. Ruth doit aller glaner (chercher un peu de nourriture = la Loi) sans attendre. Noémi affirme que Boaz va agir aujourd'hui même. On ne peut plus attendre. Noémi dit à ses brus :

...attendriez-vous qu'ils soient devenus grands ? Renonceriez-vous à vous marier ?

Elle semble ainsi les encourager (Hazaq) à ne pas attendre vainement (comme Tamar qui avait attendu an vain que le fils de Juda grandisse). Ruth entendra ce conseil. Elle n'attendra pas, et mènera, la nuit venue, une action audacieuse auprès de Boaz. Cette urgence est aussi un index temporel, dans un contexte de passage à la limite. Les temps sont comptés. Le livre de Ruth se déroule pendant la période du ‘omer où l’on compte les jours qui séparent de shavuot. Comment mieux dire que le nombre de jours tend vers zéro ?

• Naissance miraculeuse à Bethléem.

 De même que, dès l'origine, il avait fallu qu'Agar apporte une matrice de substitution à Sara, il faudra, à nouveau, que Ruth apporte une matrice subsidiaire à Noémi. La fin sera comme le début.

Noémi accepte de rentrer à Bethléem, car elle a entendu que Dieu a décidé de “visiter” son peuple (c’est donc la fin des temps) pour lui “donner du pain” (la loi). Or la donation de la loi a déjà eu lieu. Il s’agit donc d’une seconde donation. Universelle, cette fois. C'est pourquoi Boaz donne six mesures d'orge à Noémi (via Ruth). La plénitude sera commune à Ruth et à Noémi. Reste la question du fils, qui n'est pas encore résolue. Une naissance miraculeuse va survenir à Bethléem. Le fils, donc, vient de l’étranger. L’étrangère donne un fils (yiben), elle construit donc la communauté d’Israël. C’est pourquoi Ruth est comparée à Rachel et Léa, qui ont édifié (banu) par leurs fils (banim) la maison d’Israël.

 • Le rédempteur plus proche.

Boaz évoque un rédempteur plus proche que lui. Comment est-ce possible, dès lors que Boaz représenterait, dans le livre de Ruth, Dieu lui-même ? Qui est ce rédempteur plus proche ? Ruth Rabba rappelle le principe selon lequel le dernier rédempteur d'Israël, sera comme son premier rédempteur, c'est-à-dire Moïse. Moïse est certes le premier rédempteur de l'exode, mais il a surtout libéré Israël par la Tora, par la Loi. C'est la Loi de Moïse qui est ici le premier rédempteur d'Israël. La promesse faite à Ruth en Rt 3, 13

 Passe la nuit ici et, au matin, s'il veut exercer son droit à ton égard, c'est bien, qu'il te rachète ; mais s'il ne veut pas te racheter, alors, par Yahvé vivant, c'est moi qui te rachèterai. Reste couchée jusqu'au matin.

 signifierait ceci : “Si la Loi le permet, alors tu seras acceptée dans le judaïsme et sauvée, et sinon, c'est moi-même, Dieu, qui te rachèterai”. Mais cette promesse est fortement encadrée par cette invitation : “reste couchée jusqu'au matin” qui est une allusion aux temps messianiques. De même Juda avait prudemment promis à Tamar en Gn 38, 11 :

Retourne comme veuve chez ton père, en attendant que grandisse mon fils Shéla.

 Il lui demande en somme d’attendre un hypothétique shela. Curieusement en Gn 49, 10, il est question de la venue, dans un lointain futur, d’un certain shilo, terme orthographié parfois comme shela.

La loi écrite ne permet sans doute pas de réaliser, tout de suite, le vœu de Ruth. À la fin des temps, Dieu interviendra donc lui-même pour racheter les païens. En attendant, il prépare cette échéance en créant les conditions des temps messianiques. Ce thème du dépassement eschatologique de la loi écrite, expliquerait pourquoi Ruth Rabba nous rapporte longuement l'histoire d'Elisha ben Abuya.

Cet hérétique mystérieux est “interdit de teshuva”, de retour. Il a entendu une bat-qol, une voix céleste, qui disait “revenez vers moi, sauf Elisha”. Elisha est donc, comme les païens, interdit d’entrée.

Son disciple, Rabbi Méir, agit avec Elisha, comme Boaz avec Ruth. Il introduit un horizon de dépassement face à la rigueur de la loi : si la loi ne permet pas ton retour, moi je te pardonne. 

• La Loi n’est plus au ciel.

 Ruth Rabba lit le c'est bien de la phrase : "s'il veut exercer son droit à ton égard, c'est bien, " comme : si “le bon" veut exercer son droit de rachat, qu'il te rachète. “Le bon” signifiant “la loi”, selon le midrash. Le midrash semble penser qu'au fond, si la loi actuelle ne permet pas l'entrée des païens, cela est peut-être justifié par les "faiblesses" morales d’Israël. Les filles de Moab étaient connues pour leur luxure, (lire : idolâtrie), peut-être fallait-il protéger Israël de leur contact ? La loi, c’est bien connu, est faite pour protéger les faibles. Ruth Rabba précise que Boaz, en conseillant à Ruth, la Moabite audacieuse, de dormir jusqu’au matin, a fait preuve de résistance à ses "mauvais penchants". Il s’agit là, bien entendu, de l’homme Boaz, qui est d’ailleurs comparé par le midrash, au chaste Joseph. Mais Boaz n’est pas seulement un homme. Il est aussi, par double entente, Dieu, lui-même. Ces “mauvais penchants” auraient alors le sens suivant : si Dieu avait fait entrer Ruth immédiatement, il serait intervenu en lieu et place de la Loi, il aurait également mis fin au privilège détenu par Israël quant à la détention de cette Loi, enfin, et accessoirement, il aurait hâté la fin des temps.

• Ruth a-t-elle épousé Boaz ?

La question peut paraître absurde, étant donné que cela est clairement indiqué au chapitre 4 du livre de Ruth. Mais le mode de pensée midrashique est étrange. Dans le rouleau de Ruth, tout se joue la nuit ou elle va se coucher aux pieds de Boaz. Or, on sait que cette nuit-là, il ne s’est rien passé, comme disent les jeunes filles de bonne famille. Boaz lui a fait une promesse eschatologique, et lui a en quelque sorte demandé d’attendre le messie : “Dors jusqu’au matin”. Ruth a arraché une promesse, exactement comme Rahab et Tamar. C’est seulement le lendemain que le mariage de Boaz est mentionné. Tout le chapitre 4, dans lequel Boaz rachète Ruth et la prend pour épouse, se situe bien “au matin”. C’est dire qu’il est repoussé à la fin des temps, aux temps messianiques. L’union de Ruth et Boaz “tend” vers sa réalisation, mais asymptotiquement. Selon le midrash, Josué à épousé Rahab, Joseph a épousé Asenet. Mais n’oublions pas la double entente : se marier, c’est lehikaness, “faire entrer” dans la knesset d’Israël, dans l’assemblée, soit convertir. Ce “mariage” entre Juifs et païens est donc inévitable, mais il est indéfiniment différé.Si l’idée que Boaz n’a pas encore épousé Ruth, nous choque, en tant que lecteurs, c’est que l’effet du midrash est réussi. La forme “récit” est hautement performative. Nous avons tous fini par croire à l’historicité de ce récit. Nous avons oublié, l’espace d’un instant, ce qu’est un midrash : une petite histoire toute simple, inventée spécialement pour nous parler d’eschatologie.

• Prologue.

 Pour être sûr que le livre de Ruth accorde une place de tout premier ordre aux rapports entre Juifs et païens, il suffit de revenir au prologue de Ruth Rabba. Dés le tout début de Ruth Rabba, dans le premier prologue, le midrash prend appui sur le fait que le livre biblique de Ruth parle des Juges pour développer la métaphore judiciaire. Avec avocat et procureur. Ce procès est celui des Juifs instruit devant Dieu en présence des Idolâtres. C’est dire que le midrash sur Ruth ne nous parle, depuis le début, que des rapports entre Juifs et païens. Mais, c’est dire aussi, que ces rapports sont placés par le midrash sous le signe de la chose judiciaire. Il s’agit d’un “procès en Justification”. Puisque la Loi empêche les idolâtres d’entrer, ces derniers attaquent la loi devant Dieu. Ils font appel et demandent la révision de la loi. L’argument essentiel est le suivant : les Juifs ont finalement toujours été aussi idolâtres que les autres nations.

• Rahab.

Le chapitre 2 de Ruth Rabba débute par une clause étrange. On nous déclare que le livre des Chroniques, censé être l’histoire officielle d’Israël doit être lu comme un midrash. À cet effet, on prend un verset obscur, un fragment de généalogie précisément, et on s’amuse à y voir, à chaque mot, une allusion à Rahab. Au paragraphe 2,2 le même verset est appliqué non plus à Rahab, mais à David. En 2,3 on l’applique à Moïse. Enfin, on l’applique à Elimelek, et nous revenons au livre de Ruth, mais peut-être avec un peu moins d’assurance quant à l’historicité des personnages. Que signifie ces jeux de renvois ? Pourquoi le midrash tient-il à ce que toute l’histoire de Ruth puisse être “déduite” d’un fragment anodin, comme pris au hasard. Tout se passe, mais la métaphore est bien entendu anachronique, comme si le midrash considérait chaque fragment de l’Ecriture comme une cellule d’un organisme vivant. Chaque fragment contiendrait donc en quelque sorte le code génétique de l’organisme tout entier. C’est dire que ce qui est important, le noyau de chaque péricope biblique, est répliqué et disséminé dans toute l’Ecriture. Autrement dit, l’Ecriture nous parle toujours de la même chose, et ce message est disséminé partout. Reste à déchiffrer ce message qui n’a rien à voir avec un quelconque code secret. Mais plutôt avec la double entente.

• Curiosités.

Parfois, au cours de nos pérégrinations dans Ruth Rabba, nous tombons sur des formations midrashiques curieuses. Comme par exemple cette succession de passages marqués par le nombre six. Nous trouvons d’abord six paraboles royales.

 - Le fils du roi au marché (prologue 4)

- L'ami du roi attaqué par des Barbares (prologue 7)

- Le tuteur criminel (prologue 7)

 - La proclamation du roi mal reçue (prologue 7)

 - La vigne du roi et ses trois ennemis (prologue 7)

- Le collecteur du roi molesté (prologue 7)

En 5, 6 l’exposition de R. Jonathan comprend six personnages.

En 7, 2 on nous parle de six justes, et des six noms et attributs du Messie issus de Is 9, 6. On rappelle aussi les six qualités des jeunes Juifs dans Daniel 5, 12. Toujours en 7, 2 on trouve les six mesures d'orge et le midrash prend prétexte de la présence d’un vav pour en “déduire” que Boaz passa six heures avec Ruth. Or ce vav a grammaticalement le pouvoir de changer le passé en futur, et vice versa. C’est un inverseur temporel. Nous sommes donc devant une insistance à nous faire entendre le chiffre six. Ruth Rabba parvient même à faire entendre ce chiffre sans avoir à le prononcer. Comment cela ? En faisant allusion à Seth, dont le nom shet sonne, en hébreu tardif, comme le chiffre six. Mieux, Seth n’est même pas nommé, mais évoqué à travers Gn 4, 25 zera’ aHer, une autre semence, une autre descendance, une lignée étrangère. Ce chiffre est donc lié ici au messie. Seth, de plus, est un fils d'Adam donc un “fils de l'homme”, autre figure de l’eschatologie.

• Trois attributs des païens : animalité, prostitution, stérilité.

Le Livre biblique de Ruth et Ruth Rabba accordent une grande place à certains éléments comme le blé, l’orge, la moisson. Quoi d’étonnant à cela ? Ce serait tout simplement le contexte estival et champêtre de notre histoire qui l’exige, puisque les événements se situent dans un cadre rural authentique.C’est oublier la double entente. En Rt R 5,8 Ruth glane une mesure d’orge. En 1,5 on nous explique que l’orge est la nourriture des animaux. Il faut en conclure ceci : parmi les nombreux noms dont, par double entente, on nomme les païens, il y a le terme “animaux”. 

Il est vrai que les païens sont aussi nommés “chiens”, cette nouvelle appellation est donc compatible avec la précédente et l’élargit quelque peu. Comme la nourriture est assimilée par le midrash, à la loi, il faut aussi en conclure que la loi des païens est une loi particulière et différente de celle des Juifs.

À côté du champ sémantique qui tourne autour du pain (LeHem et qui contient donc les items comme blé, orge, grange ou aire, moisson, Bethléem) et par double entente la Loi, nous rencontrons un autre champ sémantique qui gravite autour des païens : celui de la prostitution. Rahab était une prostituée, Tamar est contrainte de se prostituer pour avoir une descendance. La prostitution (en réalité l’idolâtrie) touche également les Juifs. Les moissonneurs, nous dit-on, recevaient des prostituées sur le goren (aire ou grange). Les Juges du premier prologue se prostituent avec d’autres dieux, les Israélites se prostituent avec les filles de Moab. Reste que cette prostitution est essentiellement une manière de parler du paganisme. Les païens entretiennent donc un rapport de nature avec la prostitution

 Dernier attribut : ils sont stériles. Ils ne peuvent avoir de “fils”. C’est pourquoi on nous présente Ruth comme dépourvue d’organes de reproduction féminins.

 

• Le midrash et la “mise en garde par les païens”.

Le midrash accorde une place éminente aux rapports entre Juifs et païens. Il accorde par exemple une importance extrême aux gerim, les païens venus vers le Judaïsme, tels Rahab ou Jéthro. Ces rapports entre Juifs et païens sont marqués par les idées suivantes. Les païens venus au Judaïsme sont les préférés de Dieu. De plus, à la fin des temps, tous les païens se convertiront au Judaïsme. Les convertis actuels ne sont, en quelque sorte, que l’avant-garde de cette conversion générale de nature eschatologique. Ils annoncent donc les temps messianiques. Chaque conversion “annonce” donc la fin des temps, et, inversement, pour parler de la fin des temps, on parlera volontiers d’une conversion. Cette construction est à la source de formations midrashiques qui permettent de tenir un discours d’édification et de mise en garde. Attention : si vous, les Juifs, n’êtes pas à la hauteur, Dieu élèvera les païens à votre place. C’est donc un discours d’émulation. Les païens sont l’épée de Damoclès qui empêche les Juifs de s’endormir sur l’idée de leur élection. Les Juifs sont comparés au bélier qui guide le troupeau des autres peuples. Le midrash va plus loin : lorsque le midrash parle de la responsabilité des dirigeants juifs face à leur peuple, il parle en même temps de la responsabilité des Juifs face aux païens.

À côté de ce discours eschatologique, le Judaïsme connaît cependant un tout autre discours sur les conversions : le discours juridique. Et celui-ci est beaucoup plus contraignant. Le midrash eschatologique ne s’oppose pas à la halakha, à la loi. La tradition juive dénie au midrash et à la hagada tout pouvoir d’intervention en matière juridique. La loi, qui doit régler au quotidien les rapports avec les païens, est beaucoup plus prosaïque, mais le midrash introduit un horizon de dépassement de la loi. Il parle d’une nouvelle loi pour la fin des temps.

• Le fils de Dieu.

 Boaz représente midrashiquement Dieu, et il est l'ancêtre du Messie, le messie peut donc, pour le midrash, être un “fils de Dieu”. Ruth Rabba connaît donc en filigrane cette notion, jamais explicite, de fils de Dieu. D’où vient cette formation purement midrashique ?

 La métaphore royale est omniprésente dans le midrash. Dieu est comparé à un roi dont les sujets se conduisent parfois de manière insultante à son égard. Lorsqu’il est las de ces révoltes, le roi envoie son envoyé le plus proche pour rétablir l’ordre. Ce mandataire (shaliaH) est souvent, et tout naturellement, son fils. Dieu étant aussi un roi, le midrash peut passer aisément à l’idée de fils de Dieu.

 Mais ce n’est pas la seule source de cette formation. Il existe dans la Bible un thème permanent : bien des femmes y demandent un fils. Et ce fils, en général, est destiné à sauver son peuple. Il y a ici un effet massif de double entente. Une femme qui demande un fils, et un peuple qui demande un sauveur, c’est la même chose. L’équation de départ est donc fils = sauveur.

 Or, à chaque fois que le midrash lit (en hébreu) ben (fils) il lit “messie” (mashiaH). Pas moyen de faire autrement dans une langue qui n'a pas de chiffres, et qui est obligée de se servir de ses lettres pour donner une graphie à des nombres. Supposons un instant qu’en français, nous n'ayons pas de signes pour écrire les nombres, nous serions alors obligés, soit d’utiliser certaines lettres, comme les Romains le faisaient (XIV pour 14) ou d'écrire par exemple : il est b heures (pour il est 2 heures) ou encore : il est âgé de d ans (pour : 4 ans). Dans ce cas, on utilise toutes les lettres avec un code simple : a = 1, b = 2, c = 3 etc.Supposons maintenant que “père” se dise en français "ab". Eh bien, nous finirions par associer l'idée de père au chiffre 3 (a = 1 et b = 2, total : 3). Et, à force de faire cette lecture pendant des siècles, le chiffre 3 finirait par évoquer automatiquement l'idée de "père".

Nous disions donc qu'à chaque fois que le midrash lit le mot “fils” (en hébreu : ben) il lit le chiffre 52, soit le même chiffre que messie (mashiaH). De même que le midrash utilise les rapprochements de mots, il utilise ici les rapprochements de chiffres. En Berakhot 2, les noms de TsemaH et MenaHem sont acceptés, tous deux, comme noms du messie, tout simplement parce que leur chiffre est le même que celui du messie. Demander le messie, c'est-à-dire le salut, est donc figuré par le midrash comme “demander un fils”.

Le midrash construit donc des récits, et des paraboles, à base de femmes stériles qui demandent un fils, c’est-à-dire un sauveur.

Gn Rabba 53, 8 nous explique par exemple, que lorsque Sara, la femme d'Abraham eut enfin un fils, de nombreuses femmes stériles furent guéries et devinrent fécondes avec elle, de nombreux sourds retrouvèrent l'ouïe, de nombreux aveugles, la vue et de nombreux fous, leur sens. On ne peut pas être plus clair quant au sens salvateur du fils.

Cette demande de salvation est, en hébreu, une sheela. Le fils demandé est donc un shaoul. Pour remercier le ciel de ce don, l'enfant est consacré à Dieu ; par exemple, dans le livre de Samuel, il est "shaoul ladonaï", cédé à Dieu (1S 1, 28). La double entente ne s'arrête pas là : comme le fils a été demandé à Dieu, le fils en question est donné par Dieu, il est donc en quelque sorte (et toujours midrashiquement) un "fils de Dieu". Par exemple, Dieu ayant "ajouté un fils à Rachel", Joseph est donc, selon une lecture midrashique possible, un fils de Dieu.

• Elisha b. Abuya.

 Enfin, dans un parcours au sein de Ruth Rabba, impossible de ne pas s'arrêter un instant devant l’histoire d’Elisha ben Abuya. Ce personnage mystérieux a fait couler beaucoup d’encre. On a dit qu’Elisha était un gnostique, un libre penseur, un Nietzschéen avant la lettre. Pourquoi Ruth Rabba fait-il intervenir ce personnage ? Est-ce simplement pour illustrer la possibilité du repentir jusqu’au dernier moment ? Mais alors pourquoi tant d’anecdotes ? Que signifient ces joutes entre Elisha et R. Méir à base de citations de l’Ecclésiaste et de Job ? Pourquoi le midrash et le Talmud conservent-ils tant de fragments relatifs à Elisha ? Nous ne prétendons pas ici donner la clé de cette énigme. Mais on peut légitimement tenter une hypothèse fondée sur le régime général de la double entente. Elisha serait une formation midrashique, un artefact, et non un personnage historique. Le midrash utiliserait Elisha pour parler de tendances au sein du Judaïsme. Tous les attributs qui tournent autour du personnage semblent concerner des positions religieuses et morales. Reste donc à relire et à comprendre autrement les éléments tels que ceux-ci :

• Sa naissance est associée à la donation de la loi au Mont Sinaï, mais ses parents ne le destinent à l’étude de la Loi que parce qu’ils voient en elle une source de pouvoir. Ses parents (des notables) n'ont pas agi pas de manière désintéressée.

• Elisha serait le personnage du malentendu. Alors que la Loi orale insiste sur l’idée que le retour est toujours possible, Elisha a entendu le contraire : tous peuvent revenir sauf Elisha. Il figurerait donc la révolte religieuse, qui s’appuie sur la certitude que le pardon divin est impossible.

• Il comprend l’idée de rétribution en lui donnant un sens immédiat. 

 • Sa mère a été tentée par l’idolâtrie. 

• Elisha empêche les enfants (qetanim) d’apprendre la loi…

Maurice Mergui

 

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